La constitution de l’assemblée (« nous ») comme acteur de la liturgie

Voici la première des quatre homélies-enseignement que Louis-Marie Chauvet a proposé en 2022-2023 au cours de la messe de 11h d’Eaubonne sur « Les fondamentaux de la messe » : 2- Le pain de vie sur la table de la Parole de Dieu ; 3- Le pain de vie sur la table de l’eucharistie n° 1 : La Prière eucharistique ; 4- Le pain de vie sur la table de l’eucharistie n° 2 : Les rites de communion. Ce qui a été dit se retrouve en plus développé dans le livre qui vient de paraître : « La messe autrement dit » aux éditions Salvator.

La création du sujet célébrant : l’assemblée

            Du point de vue de sa structure, on peut considérer que la messe se déroule en quatre temps : l’entrée, la parole, le sacrement, la conclusion. Mais du point de vue théologique, c’est à deux temps que l’on a affaire ; deux temps, avec une introduction et une conclusion. Lisons le n° 28 de la Présentation Générale du Missel Romain (PGMR) : « La messe comporte comme deux parties : la liturgie de la Parole et la liturgie eucharistique ; mais elles sont si étroitement liées qu´elles forment un seul acte de culte. En effet, la messe dresse la table aussi bien de la parole de Dieu que du Corps du Christ, où les fidèles sont instruits et restaurés. En outre, certains rites ouvrent la célébration et la concluent. »

            Ainsi, il n’y a pas quatre, mais deux parties ; et ces deux ne forment « qu’un seul acte de culte », puisqu’il s’agit de permettre aux fidèles de se nourrir du Christ sur l’unique table à deux faces de la parole de Dieu et du corps du Christ. Ces deux parties constituent évidemment tout l’essentiel. Elles sont précédées de rites d’ouverture, que l’on aurait pu appeler « rites de rassemblement », et elles sont suivies de rites de conclusion qu’il aurait été préférable d’appeler « rites d’envoi ».

1- Tous célèbrent

            C’est sur le temps du rassemblement que je m’arrête aujourd’hui. L’important, puisque c’est sur les fondamentaux de la messe que ma réflexion veut porter, est de nous interroger sur la raison du rassemblement et sur ses conséquences quant à la manière de vivre la messe. 

            A priori, rien que de plus naturel : pour célébrer un événement, il faut bien se rassembler. Oui, mais du point de vue théologique, ce rassemblement n’est pas simplement fonctionnel. Car c’est le « nous » formé lors du rassemblement qui va être l’acteur de la célébration. Voilà bien un point « fondamental » : si la liturgie n’est finalement pas du théâtre, c’est parce que les acteurs sont dans la « salle » et pas seulement sur la scène.  Ils forment un « nous », i.e. une personnalité corporative.

            Ce « nous », c’est l’Eglise. Sur ce point en effet, il est capital de rappeler l’une des grandes insistances du concile. Si l’Eglise universelle est bien, du point de vue sociologique, l’addition des Églises particulières, il n’en va pas de même du point de vue théologique. L’Église universelle, l’Eglise de Jésus Christ se réalise tout entière dans chaque Église particulière. Pour parler comme S. Paul, il s’agit de l’Eglise « qui est à » Thessalonique ou « qui est à » Rome, ou « qui est à » Corinthe. Chaque Eglise est sociologiquement une partie de la grande Église universelle, mais elle en est théologiquement une « portion ». Or chacun comprend la différence entre la « partie » et la « portion » : à table je ne mange quantitativement qu’une partie du fromage offert, mais j’ai qualitativement tout le fromage dans la portion que j’en prends.

            La conséquence de cette observation est grande. Lorsque, dans la paroisse où l’évêque m’a envoyé en mission, les chrétiens se rassemblent le dimanche, c’est l’Eglise tout entière (qualitativement, comme « portion », et non évidemment quantitativement comme « partie ») qui se réalise dans ce lieu particulier : l’Eglise « une, sainte, catholique et apostolique ». C’est elle qui va célébrer la mémoire de la mort et de la résurrection du Seigneur Jésus. On l’a souvent dit, mais il faut sans doute le répéter : TOUS célèbrent ; et pas le seul prêtre ! Dans le sillage de toute la tradition ancienne, le concile Vatican II et tout récemment le pape François ont mis ce point très en relief. Je cite ce dernier, dans sa récente « Lettre Apostolique sur la formation liturgique du peuple de Dieu » (« J’ai désiré d’un grand désir », 29 Juin 2022) : « Rappelons-nous toujours que c’est l’Eglise, le Corps du Christ, qui est le sujet célébrant et non pas seulement le prêtre » (n° 36)

            Rien de plus traditionnel, comme le montre la liturgie, bien que cela ait été largement occulté pendant des siècles au point qu’il faille sans cesse le rappeler. Tout dans la liturgie est exprimé à la première personne du pluriel : « nous te louons, nous te rendons grâce, nous te demandons, nous te supplions, etc. ». Les quelques exceptions que l’on peut citer confirment hautement la règle : « je confesse à Dieu », parce qu’il s’agit d’une prière privée du prêtre au Moyen Age ; « Seigneur, je ne suis pas digne… », parce qu’il s’agit d’une citation ; « Je crois en Dieu », parce que chacun est tenu, au moment de son baptême, de professer personnellement la foi de l’Eglise dans laquelle il va être aussitôt baptisé.

            Ajoutons encore ceci : non seulement tout est exprimé en « nous », mais tout est exécuté en « nous ». Cela, bien sûr, ne signifie pas que tous feraient matériellement tout.  Le plus souvent, c’est le prêtre que l’on voit agir. Il n’en demeure pas moins que si « matériellement » tous ne font pas tout, tous le font « formellement », puisque tout est dit en « nous », même dans la prière eucharistique : « faisant mémoire de la mort et de la résurrection de ton Fils, nous t’offrons… ». Disons immédiatement, mais j’aurai l’occasion d’y revenir, que cette action de l’assemblée ne signifie pas seulement que les fidèles ne feraient que s’unir intérieurement à ce que le prêtre ferait par-devers lui, mais qu’ils sont bel et bien acteurs à travers lui. C’est le cléricalisme qui explique que, par exemple, on a fait précéder au IX° siècle, dans le Memento des vivants de notre Canon Romain (notre actuelle Prière eucharistique n° 1) la formule « ils (les fidèles) t’offrent pour eux-mêmes et tous les leurs ce sacrifice de louange… » par ces mots : « nous (les prêtres) t’offrons pour eux, ou ils t’offrent… »[1]. Le peuple chrétien n’était plus considéré que comme le spectateur de ce que le prêtre, intermédiaire sacerdotal sacré entre Dieu et lui, faisait en son nom ! Tout cela a des conséquences pratiques importantes, non seulement quant à la manière de vivre spirituellement la messe du dimanche, mais quant à la manière d’habiter le lieu église en tant qu’il est la maison du peuple de Dieu.

            Ainsi, en arrivant dans l’église paroissiale pour la messe du dimanche, la première attitude proprement chrétienne n’est pas de se mettre à genoux, la tête entre les mains en se bouchant les oreilles pour ne pas entendre les autres qui arrivent et troublent le cœur à cœur que l’on recherche avec le Christ, c’est au contraire de saluer ceux qui arrivent, et éventuellement d’échanger quelques mots avec eux… L’eucharistie que l’on va célébrer ne conduit pas à Dieu de manière simplement individuelle et « fermée », elle nous conduit vers le Christ en nous conduisant vers les membres du « corps du Christ » …

            Autant, bien sûr, on a raison de ne pas vouloir transformer l’église en champ de foire et d’apprendre aux enfants les codes élémentaires de comportement dans ce lieu, autant en revanche il me paraît important de rappeler que l’attitude proprement chrétienne en arrivant dans l’assemblée dominicale n’est pas celle de la fermeture, mais de l’ouverture.

2- Tous célèbrent, c’est pourquoi un seul préside !

            Mais n’êtes-vous pas en train d’affaiblir considérablement le rôle du prêtre, va-t-on objecter ? Ma réponse est claire : pas du tout ; au contraire, même ! Car si son rôle (son « ministère ») à lui n’est pas de célébrer à la place de tous, il n’en est pas moins indispensable en tant que représentant du Christ qui préside. Par le sacrement de l’ordination (car il y faut un sacrement ; et pas simplement une délégation, même officielle), Il préside donc « au nom du Christ ». Et il le fait AFIN QUE tous célèbrent. Je m’explique…

            « Au nom du Christ » (« in persona Christi »). Comprenons le sens de cette expression. C’est d’ailleurs simple, car parler « au nom d’un autre » a une signification fort claire en français. Quand le premier ministre parle au nom du Président de la République, chacun comprend que c’est le Président de la République qui parle à travers son ministre. Le premier ministre n’est pas alors un « autre Président », pas plus que le prêtre n’est un « autre Christ », expression que l’on peut comprendre bien sûr, mais qui est quand même dangereuse en ce qu’elle favorise la dérive cléricale. Car on met alors tellement le prêtre du côté du Christ qu’on en oublie que lui aussi fait partie de l’Eglise ! D’ailleurs « autres Christs » : c’est aux chrétiens qui, sitôt leur baptême, étaient « chrismés » (onction de saint-Chrême) que les Pères de l’Eglise attribuaient ce titre ! Ainsi Cyrille de Jérusalem à la fin du IV° siècle : « Désormais donc, participants du Christ, vous êtes à juste titre appelés ‘christs’… Or, vous êtes devenus des christs en recevant l’empreinte de l’Esprit-Saint » (Catéchèse mystagogique 3, 1). Vers l’an 200, Tertullien disait déjà, lui aussi, à peu près la même chose (Traité du baptême 7).

            Le prêtre est certes le représentant sacramentel du Christ à un titre spécial, à savoir en tant qu’il s’agit du Christ comme « Tête de son Corps », pour reprendre l’image de St Paul (Col 1,18). Il est donc bien le « sacrement » du Christ qui préside l’assemblée. « Sacrement » : pas seulement signe extérieur, comme la fumée qui est le signe extérieur du feu ; mais signe porteur, comme le sourire ou le baiser crée la relation d’amitié, d’affection ou d’amour qu’il veut signifier. A la question : « qui préside ? », il convient donc de répondre : « c’est le Christ » ; c’est le Christ, comme le manifeste la présence du prêtre habilité par le sacrement de l’ordination à ce ministère.

            La conséquence de cette présidence du Christ est de première importance. Car si c’est bien le Christ qui préside – comme le signifie précisément la présence du prêtre -, alors tous ceux qui sont membres de son « corps » sont nécessairement acteurs « par lui, avec lui et en lui ». Reconnaître dans le prêtre le « sacrement » du Christ qui préside, ce n’est donc aucunement lui demander d’agir à la place de l’assemblée, c’est au contraire poser celle-ci comme l’acteur de la célébration. La formule, devenue courante depuis le concile Vatican II notamment, « un seul préside, tous célèbrent », demande à mon avis à être précisée : « un seul préside afin que tous célèbrent ».

3- Tous : « des femmes avec des hommes »

             « L’Eglise, des femmes avec des hommes » : ainsi est pertinemment intitulé l’un des ouvrages récents d’Anne-Marie Pelletier [2]. Cela vaut d’ailleurs pour tous les âges. Dans l’action liturgique, les femmes ont évidemment un rôle aussi important que les hommes. Les évolutions sociétales sont d’ailleurs telles que le pape François, dans son Motu Proprio de Juillet 2021 « Spiritus Domini » a changé le texte du canon 230,1 en substituant les mots « les laïcs » (donc hommes ou femmes) aux mots « les hommes » comme acolytes, donc comme ayant la possibilité officielle de servir le prêtre à l’autel…

Je conclus :

Que ces quelques réflexions théologiques (qui ne me sont aucunement propres : la trentaine d’enseignants en Liturgie avec lesquels j’ai passé la journée à Paris avant-hier signerait mes propos des quatre mains, j’en suis sûr) vous permettent de vivre avec encore plus de vérité et d’intensité spirituelle l’eucharistie que NOUS allons célébrer dans un instant… (Refrain : Nous sommes le corps du Christ…)


[1] J.A. Jungmann, Missarum solemnia. Explication génétique de la messe romaine, t.3, Aubier 1954, p. 79-80.

[2] Ed. du Cerf, 2019.

This entry was posted in CR Fondamentaux messe and tagged . Bookmark the permalink.