Voici la deuxième des quatre homélies-enseignement que Louis-Marie Chauvet a proposé en 2022-2023 au cours de la messe de 11h d’Eaubonne sur « Les fondamentaux de la messe » : 1- La constitution de l’assemblée (« nous ») comme acteur de la liturgie ; 3- Le pain de vie sur la table de l’eucharistie n° 1 : La Prière eucharistique ; 4- Le pain de vie sur la table de l’eucharistie n° 2 : Les rites de communion. Ce qui a été dit se retrouve en plus développé dans le livre qui vient de paraître : « La messe autrement dit » aux éditions Salvator.
Le Pain de vie sur la table de la Parole
1- De l’une à l’autre table
« L’Église a toujours vénéré les divines Écritures, comme elle le fait aussi pour le Corps même du Seigneur, elle qui ne cesse pas, surtout dans la sainte liturgie, de prendre le pain de vie sur la table aussi bien de la Parole de Dieu que du Corps du Christ pour l’offrir aux fidèles » Telle est l’affirmation de la Constitution sur la Révélation divine (Dei Verbum) au n° 21. J’en souligne deux points particuliers.
a- D’abord, Ecritures et Corps du Seigneur sont presque mis sur pied d’égalité. Je dis « presque », parce que la locution pronominale « lui-même » appliquée à ce dernier manifeste qu’il existe au moins une différence de degré entre les deux. Je précise au passage que le verbe « vénérer », ici appliqué aux deux, est généralement remplacé par un terme plus fort lorsqu’il s’agit de l’eucharistie : c’est alors le verbe « adorer » qui est employé, terme réservé à Dieu seul, ce qui est le cas dans l’eucharistie où l’on adore le Christ lui-même en sacrement. On « vénère » les Ecritures, on vénère les icônes, mais on adore le Christ dans l’eucharistie. Cependant, l’emploi ici du même terme a l’immense avantage de rappeler ce qui avait été trop oublié, à savoir que les Ecritures ont « toujours » été l’objet de vénération, comme l’ont été les icônes, notamment dans la tradition orientale.
b- Le second point que je voudrais souligner est celui-ci : c’est bien le « pain de vie » qui est offert sur la table aussi bien de la Parole de Dieu que du Corps du Christ. Dans ce texte, il s’agit d’une seule table, à deux faces en quelque sorte, là où d’autres textes, comme dans le « Décret sur le ministère et la vie des prêtres » (Presbyterorum Ordinis, 18) évoquent « deux tables ». Quoi qu’il en soit, l’important est ici de saisir que les Ecritures sont comme le premier sacrement du « Pain de vie ». Les fidèles sont appelés à se nourrir de la Parole de Dieu avant de se nourrir du Corps du Christ. Plus encore : sans la première nourriture, la seconde risque bien d’être inféconde ! Rentrer dans une église et aller communier comme en catimini en profitant d’un moment où se déroule la communion est un non-sens !
Voilà, à mes yeux, l’un des « fondamentaux » les plus importants de la liturgie : pas de sacrement sans d’abord une ou plusieurs lectures de la Bible comme Parole de Dieu ! Les exceptions sont liées à une situation jugée « d’extrême urgence » … Même la confession sacramentelle individuelle ne devrait pas échapper à cette règle – quoiqu’elle semble le faire hélas ! assez souvent – : selon le rituel de cette forme du sacrement de la réconciliation, il est en effet souhaité que le prêtre ou le fidèle lise un texte de la Parole de Dieu avant la confession des péchés. Cette constante pratique d’une liturgie de la Parole avant la liturgie du sacrement lui-même a une signification que l’on aurait toujours dû considérer comme « massive » : le sacrement ne peut pas être chose que l’accomplissement de la Parole de Dieu, en tant qu’elle est Parole d’amour sauveur. Parole qui se fait chair jusqu’à toucher le corps, comme dans le baptême ou les autres sacrements. Plus fort encore : parole qui vient pénétrer le corps à travers la communion eucharistique. Je reviendrai évidemment sur ce point quand je parlerai de la communion.
2- Mais qu’est-ce que la « Parole de Dieu » ?
Au point où nous en sommes se pose inévitablement la question : « mais qu’entendez-vous donc par ‘Parole de Dieu’ » ? D’abord, l’Écriture (la Bible) n’est-elle pas, en soi, Parole de Dieu ? Oui, elle l’est, nous dit le concile Vatican II, mais « en tant que mise par écrit » (Dei Verbum, n° 9). Or l’écrit est figé ; il est comme mort… Le fait déjà de le lire est une manière de le relever de sa mort… Mais ce relèvement ne mérite vraiment son nom que si ce qui est écrit se met à vivre dans la pensée, le cœur et surtout la vie du lecteur ou de l’auditeur. C’est alors seulement que le texte advient à ce pour quoi il a été retenu dans le canon de nos Ecritures : nourriture qui donne à vivre ; qui donne à vivre autrement, car en se révélant comme « Bonne Nouvelle », elle appelle les auditeurs ou lecteurs à conformer leur propre vie à ce qu’elle transmet de la part de Dieu.
C’est ce caractère de relation ou d’interpellation vivante, et même vitale, qui caractérise la « parole ». Cela est vrai d’abord sur le plan humain. Pour le comprendre, on peut s’appuyer sur une distinction théorique entre trois termes : langue / discours / parole. La « langue », ce sont le vocabulaire et la grammaire ; le « discours », c’est la mise en œuvre de cette langue : mise en œuvre dans une prise de parole, dans un écrit, dans une pensée (claire ou à peine ébauchée) ; la « parole », c’est l’« ins-tance » (le lieu où se tient) le sujet dans son discours, comme je vais l’expliquer.
Qu’importe ici le premier de ces trois termes. Ce qui importe, c’est le rapport entre les deux derniers. La « parole » y est donc distinguée du « discours ». Il en est ainsi car elle désigne le lieu où, « derrière » le discours en quelque sorte, à savoir dans le ton de voix, dans les insistances, dans les expressions du visage ou du corps qui l’accompagnent, le « sujet » (la personne) s’adresse, à travers son propos (discours), à un autre « sujet » comme tel. Le contenu du discours est bien sûr important : quelqu’un dit quelque chose sur quelque chose à quelqu’un, et cela doit avoir du sens. Mais en amont de ce contenu (dire quelque chose sur quelque chose), il y a quelqu’un qui s’adresse à quelqu’un. C’est là que se loge la parole. Le discours le plus banal, telle une bribe de conversation sur la pluie et le beau temps, selon qu’il est adressé à autrui sur un ton amical ou sur un ton glacial, peut remplir celui-ci de joie ou de peine. Dans la vie ordinaire, les choses se passent presque continuellement ainsi : il/elle m’a dit quelque chose sur un ton tellement chaleureux que ma journée en a été tout ensoleillée ; il/elle m’a répondu sur un ton tellement glacial que je n’en dors plus : mais qu’est-ce donc que je lui ai fait ? Ainsi, la parole se situe en amont du « discours », « entre les lignes », dans les « non-dits » : c’est là que la personne comme telle s’adresse à une autre personne comme telle et lui laisse entendre son estime, sa confiance, son amitié ou son indifférence, son mépris, sa colère, sa haine… Il arrive parfois que cette parole émerge dans le discours lui-même : « je t’aime », « j’ai confiance en toi », « c’est bien ce que tu fais », etc. Mais ce peut être : « je ne te supporte plus », « t’es nul » … Évidemment, comme le dit la sagesse populaire, « toute vérité n’est pas bonne à dire », et la simple pudeur retient la plupart du temps l’explicitation de cette parole d’amour ou de haine. Pour éviter une saturation de l’espace entre les sujets qui serait vite étouffante, la « parole » est donc le plus souvent seulement implicite. Pourtant, c’est elle, parce qu’elle quête la place que chacun tient pour les autres, qui est l’invisible moteur de tout discours… Cela vaut même pour le discours qui se veut le plus objectif, tel le discours scientifique : le professeur ou le savant qui expose ses analyses à ses élèves ou à ses pairs est toujours en quête de reconnaissance de leur part.
C’est dans le sillage direct de ce que je viens de préciser sur la parole humaine qu’il faut entendre la « parole de Dieu ». Celle-ci se réalise donc vraiment lorsque le « discours » entendu à travers les textes retentit en nous comme une parole qui nous interpelle et nous conduit donc à configurer notre vie à ce que nous y entendons. La parole devient alors « événement » pour nous. Elle nous touche, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit nécessairement touchante. L’émotion y a certes sa place, mais il me paraît important de rappeler au passage que, contrairement à ce que certains semblent croire, notamment dans notre actuelle culture marquée par l’importance donnée à la subjectivité et au « ressenti », la vitalité de la foi ne se mesure pas à l’aune du ressenti émotionnel. La plupart du temps, les choses se passent de manière tout à fait calme… Quoi qu’il en soit, le passage de l’Ancien ou du Nouveau Testament qui a été lu advient à sa nature de « parole de Dieu » lorsqu’il est reçu personnellement par l’auditeur ou le lecteur comme parole qui l’affecte comme Bonne Nouvelle, qui le bouscule comme demande de conversion, qui l’interpelle et le requiert de se positionner.
3- Religion de la Parole et non du Livre
Ce que je viens de dire explique pourquoi le christianisme n’est pas une religion du Livre, mais de la Parole. Cela ressort d’ailleurs clairement lorsque, à la fin de l’évangile, le prêtre ou le diacre qui vient de le lire lève le Livre en chantant « Acclamons la Parole de Dieu ». La réponse de l’assemblée n’est pas « Louange à toi, ô sublime Livre », mais « Louange à toi, Seigneur Jésus ».
Le livre mérite d’être en effet d’être élevé pour être « vénéré » en tant qu’il est « sacrement » de la Parole de Dieu. Pour cette même raison, il a et il doit avoir, comme on dit, de la distinction. Comme le manifestent son volume, sa couverture, sa typographie, on a affaire à autre chose qu’à un simple « bouquin » … Ce livre, appelé lectionnaire dans la liturgie, est d’ailleurs « vénéré » » de diverses manières (« l’Eglise a toujours vénéré les divines Ecritures », lisions-nous plus haut) lors de la messe du dimanche. Cela est particulièrement le cas au moment de la proclamation de l’évangile. Le livre est alors « processionné » un peu comme on processionne le Saint-Sacrement : il est tenu élevé par le prêtre ou le diacre qui le porte vers la « table » (appelée « ambon ») qui l’attend ; il est illuminé par les cierges : il est « enluminé » dans sa typographie ; il est « alléluiaté » ; dans les messes un peu solennelles, il est encensé ; et, à la fin de la lecture, il est baisé par le lecteur, geste de quasi communion qui manifeste que c’est bien comme « Pain de vie » pris sur la table de la Parole de Dieu » (Dei Verbum, 21, cité plus haut) qu’il est offert aux fidèles afin qu’ils s’en nourrissent…
Oui, toutes ces marques de vénération lui conviennent en tant qu’il EST bien « sacrement » de la Parole de Dieu. Mais, parce qu’il n’est QUE sacrement de cette Parole, ce n’est pas lui que l’on acclame, mais le Seigneur Jésus, lequel est en plénitude le Verbe ou la Parole de Dieu. IL y a donc un écart entre le Livre et la Parole. Il vaut la peine, parce qu’on touche là à du « fondamental », de nous arrêter sur cet écart.
Certes, nous avons un livre, la Bible, comme nos aînés les Juifs avec le Premier Testament et comme les Musulmans avec le Coran. Mais pour la raison qui vient d’être évoquée, cette apparence est trompeuse. La Bible n’a en tout cas pas du tout le même statut que le Coran, Livre tombé du ciel selon les Musulmans, chargé de corriger toutes les déviations que, depuis Abraham puis Jésus, les Juifs puis les chrétiens auraient fait subir à la Révélation originelle… La Bible, elle, n’est pas un condensé de sentences, mais un livre qui raconte une histoire : l’histoire compliquée, méandreuse, scandaleuse parfois à travers laquelle Dieu est venu s’entretenir avec les hommes via le petit peuple d’Israël pour les rejoindre enfin pleinement en son Fils Jésus. Et ce récit est fait de reprises, d’hésitations, d’impasses, de corrections, d’évolutions de la pensée selon les changements culturels, sociaux, économiques, politiques… durant les époques traversées. En quelque sorte, la Bible se corrige elle-même. Et c’est tout cela qui s’est peu à peu entremêlé pour aboutir au texte que nous connaissons, texte qui trouve sa cohérence et sa clef d’interprétation dans la mort et la résurrection de Jésus. L’interprétation est donc constitutive de notre Bible même. Pour le dire de la manière la plus synthétique avec l’une de ces formules que Paul Beauchamp avait l’art de trouver : dans la Bible, « il est écrit qu’autre chose est à écrire ». Pas de Parole de Dieu sans passage par ce qui est écrit ; mais entre l’écrit et elle, il y a toujours un écart, écart qui demande justement interprétation. Dans la liturgie, c’est précisément le rôle de l’homélie de proposer cette interprétation qui rendra vivant l’écrit comme Parole. C’est aussi ce que l’on cherche à faire dans les groupes de partage de la Parole de Dieu (équipes de liturgie, groupes bibliques, « puits de la Parole » …) qui, et c’est heureux ! se sont multipliés dans les paroisses depuis quelques décennies.
Tout cela a évidemment des conséquences bien concrètes. Je n’en signale qu’une seule. La lecture, sans être théâtrale, doit être proclamée, et proclamée intelligemment. Cela suppose que le lecteur ou la lectrice l’ait intériorisée auparavant. Il/elle doit veiller à une bonne articulation. Pour les débutants, un minimum d’exercice pratique s’impose… Il y a quelque chose de vraiment frustrant dans une messe dominicale à devoir tendre l’oreille pour tenter de saisir une lecture marmonnée depuis l’ambon ! On repart alors avec la faim, car on n’a pu se nourrir du « Pain de vie offert sur la table de la Parole de Dieu » … alors avec la faim, car on n’a pu se nourrir du « Pain de vie offert sur la table de la Parole de Dieu » …
Chant : Seigneur, que ta Parole devienne notre Pain (Bis)
Le Pain de la vie éternelle, le seul pour notre faim.
Seigneur, que ta Parole devienne notre Pain.