La Prière eucharistique

Voici la troisième des quatre homélies-enseignement que Louis-Marie Chauvet a proposé en 2022-2023 au cours de la messe de 11h d’Eaubonne sur « les fondamentaux de la messe » : 1- La constitution de l’assemblée (« nous ») comme acteur de la liturgie ; 2- Le pain de vie sur la table de la Parole de Dieu ; 4- Le pain de vie sur la table de l’eucharistie n° 2 : Les rites de communion. Ce qui a été dit se retrouve dans le livre qui vient de paraître : « La messe autrement dit ».

La Prière eucharistique

            Un petit préalable d’abord. Je suis quasi certain que nombre d’entre vous vont se dire en m’écoutant : « mais je n’avais jamais encore compris les choses comme ça ! » N’en déduisez surtout pas que, de ce fait, vous auriez forcément mal vécu la messe ! Rassurez-vous : en liturgie, la participation se vit d’abord par le corps, par les cinq sens, et pas d’abord par le cerveau ! Simplement, vient un moment, surtout dans la culture actuelle, où il faut bien que le cerveau pointe son nez, si j’ose dire !, dans ce vécu. Et on est en droit d’espérer que cette meilleure intelligence de la foi permettra de vivre de manière plus féconde la messe, et notamment donc ce moment de la prière eucharistique qui est le sommet liturgique de la messe mais qui, bien souvent, en raison de son caractère répétitif (c’est toujours la mème chose ou presque) et de son langage si différent de notre langage quotidien, est vécu de manière assez passive… Théologiquement, c’est le sommet ; pastoralement, c’est parfois plutôt le creux !

1- Un peu d’histoire d’abord

            Nos prières eucharistiques (P.E.) sont enracinées dans les trois prières juives de table, qui étaient des bénédictions adressées à Dieu (1) pour la création, (2) pour les grands événements de l’histoire du salut depuis Abraham, (3) la troisième se transformant en supplication en faveur d’Israël, de Jérusalem et de la venue du Messie… Nous retrouvons ce même double mouvement de louange et de supplication dans nos actuelles P.E.. S’y ajouteront quelques éléments de prière du shabbat à la synagogue, tel notre Sanctus (le Qaddish juif)

            A partir de là, jusque vers 350, le prêtre (ou plutôt l’évêque avec lequel concélébrait le collège de presbytres) improvisait la prière. Le témoignage le plus ancien à ce sujet nous vient du début du 3° siècle à Rome. On y lit une P.E. complète (celle qu’a largement reprise notre 2° P.E. actuelle) après laquelle l’auteur prend soin d’ajouter : « Il n’est pas du tout nécessaire que l’évêque prononce les mêmes mots que nous avons dits, comme s’il s’efforçait de les dire par cœur, en rendant grâce à Dieu ; mais que chacun prie selon ses capacités ». Chacun donc improvisait « selon ses capacités ». Mais ne nous trompons pas à ce sujet : ladite improvisation n’avait sûrement pas grand-chose à voir avec ce que notre subjectivisme et individualisme contemporains nous suggèrent, à savoir une prière qui nous « plairait » et serait faite de ce qui nous passerait par la tête sur le moment. Non, elle avait au contraire tout à voir avec ce que fait un pianiste quand il improvise sur Mozart : il fait du Mozart, parce qu’il connaît parfaitement Mozart… De même, l’évêque improvisait sur des schémas bibliques et liturgiques relativement stables qu’il avait parfaitement intégrés.

            Mais il est probable que cela avait donné lieu à des improvisations d’une qualité théologique douteuse. Se sont donc mises en place, aux IV°-V° siècles, les grandes familles liturgiques, orientales et occidentales avec leurs P.E. à dire telles qu’elles étaient écrites (ou à peu près). Dans notre Occident latin, après la suppression (pour des raisons largement liées au désir d’unification politique) des P.E. gallicanes, hispaniques et celtiques, qui étaient fort nombreuses, ne resta plus, à partir du XI° siècle jusqu’au concile Vatican II, que notre « Canon romain » (notre actuelle P.E. n° 1). Cette prière est très différente de toutes les autres. C’est la plus juive de toutes, et elle était largement connue en Occident dès la fin du IV° siècle, comme le montre St Ambroise qui, vers 380, en cite une bonne partie.

2- Qu’est-ce qu’une prière eucharistique ?

            Une prière eucharistique, puis-je dire en un raccourci extrême, se compose de deux mouvements en trois parties. Deux mouvements dans l’espace : ascendant et descendant (« pour ta gloire et pour notre salut »), soit : une action de grâce et une supplication. Et trois parties dans le temps : passé, présent, avenir. Évidemment, il faut que je m’explique !

            L’englobant de tout l’ensemble est l’action de grâce, expression que justement signifie le terme d’« eucharistie ». Tel est en effet le programme qui est donné à l’Eglise (le « nous » que forme l’assemblée présente, ainsi que je l’ai souligné dans la première homélie-enseignement) et qui déclenche la prière : « rendons grâce au Seigneur notre Dieu ». Voilà donc ce qui traverse tout l’ensemble. Effectivement, de manière tout à fait logique, la prière s’arrête lorsque ce programme est déclaré réalisé dans la doxologie (louange) finale : « Par lui, avec lui…. Tout honneur et toute gloire ».

            Cette action de grâce se déploie particulièrement dans la première partie, celle qui recouvre ce qu’on appelle la « Préface » et le point culminant de celle-ci qu’est le Sanctus, et qui continue parfois après (comme notamment dans notre longue PE n° 4). L’objet ou la matière de cette action de grâce est au passé. L’Eglise rend grâce à Dieu pour l’univers qu’il a créé en vue d’en faire don à l’homme, et surtout pour la longue histoire que nous raconte la Bible, histoire appelée à juste titre « histoire du salut ». Évidemment, cette histoire est résumée de manière hyper concentrée. Tellement concentrée même que l’on se contente bien souvent de ne focaliser l’attention que sur Jésus le Christ et même uniquement sur sa mort et sa résurrection… Si bien que l’on peut synthétiser l’objet de l’action de grâce dans le don que Dieu a fait aux hommes de son Fils Jésus, don qui culmine dans la livraison par ce dernier de sa propre vie en faveur de tous les hommes et dans l’approbation par Dieu le Père de cette livraison motivée par l’amour, approbation que signifie la résurrection de Jésus. Ainsi, l’objet de notre action de grâce, c’est le don de Jésus. Pour une raison que vous allez comprendre rapidement par la suite, je nomme cet objet : le don du Christ en son corps historique (je souligne ces deux derniers mots).

            Mais cela, c’est du passé. Or ce passé ne nous concernerait aucunement s’il ne pouvait être actualisé… Raison pour laquelle nous demandons à Dieu de nous rendre présent ce passé. Telle est la visée de la deuxième partie, celle qui, après le Sanctus, s’étend depuis la première « épiclèse » (la demande de l’Esprit Saint pour la sanctification du pain et du vin) jusqu’à l’acclamation de l’anamnèse (la mémoire de la mort et de la résurrection de Jésus). Mais l’histoire ne se répète pas. Ce qui est passé est passé. On ne peut revenir en arrière. C’est donc sous un autre mode que le mode historique que le passé dont on vient de rendre grâce peut nous advenir au présent (et, ajouterais-je, en présent). Cet autre mode est celui du sacrement de l’eucharistie. L’Eglise demande donc à Dieu d’envoyer l’Esprit Saint, le même que celui qui a donné corps historique à son Fils Jésus en Marie, sur le pain et le vin pour en faire le corps et le sang de celui-ci. L’objet de cette seconde partie peut donc se résumer dans le don du Christ comme corps eucharistique.

            Mais la PE ne s’arrête pas là. Cela signifie que sa visée n’est pas simplement de réaliser la consécration du pain et du vin. Il s’agit, moyennant la communion au corps eucharistique du Christ de devenir, comme le dit St Paul, son « corps ecclésial », dès maintenant dans notre histoire et « jusqu’aux siècles des siècles » … La troisième partie nous tourne donc vers l’avenir. Elle commence avec la seconde épiclèse (« qu’en ayant part au corps et au sang du Christ nous soyons rassemblés par l’Esprit Saint en un seul corps ») et se termine par la prière de demande de la vie éternelle… Son objet est donc de demander à Dieu que l’Esprit Saint, moyennant la communion au corps eucharistique du Christ qu’il a réalisé, nous fasse devenir le corps ecclésial de ce même Christ (son corps d’humanité), dès maintenant et jusqu’à l’accomplissement final dans le Royaume achevé.

            Tel est donc le parcours que nous fait faire la PE : une action de grâce pour le don de Dieu, don sous le triple mode du corps historique du Christ, de son corps eucharistique en vue de devenir son corps ecclésial.

3- Quelques moments majeurs de la PE

            Arrêtons-nous maintenant sur quelques-uns des moments majeurs de notre PE. J’en sélectionne trois : le récit de l’institution dans son rapport avec la double épiclèse qui l’encadre, l’acclamation et la prière d’anamnèse, et la doxologie finale…

            a- Le récit de l’institution inséré dans deux prières d’épiclèse

            Je m’en souviendrai toute ma vie : une dame, au moment où la messe a pu être célébrée en français à la fin des années 60, me dit à la sortie : « Mais, mon Père, la consécration n’est même pas une prière ! » Elle venait en effet de découvrir que ladite « consécration » se faisait à travers un récit : celui de la dernière Cène (appelé officiellement « récit de l’institution »). Car il s’agit bien d’un récit : on y raconte au passé et à la troisième personne ce que Jésus a fait lors de son dernier repas (« la veille de sa passion, il prit le pain… »), là où une prière s’adresse à Dieu au présent… D’abord, pourquoi ce récit qui, au beau milieu de la messe, vient casser ce qui est une prière ? Oui, pourquoi raconter au lieu de continuer à prier ? La raison en est très simple : l’Eglise ne peut s’autoriser, de sa propre initiative, à faire que (pour reprendre mon jargon théologique précédent) que le corps historique du Christ devienne son corps eucharistique ; il faut que le Seigneur Jésus le lui ait demandé : « Vous ferez cela en mémoire de moi ». Mais la narration qu’elle fait d’une telle demande de la part de son Maître est insérée dans une double prière de demande de l’Esprit Saint (une double « épiclèse »), si bien que le récit au passé ne prend son sens qu’au sein d’une prière au présent.

            Double en effet est cette prière dite d’épiclèse : avant et après le récit la dernière Cène. Dans les deux cas, l’Eglise demande à Dieu le Père d’envoyer l’Esprit-Saint : pour sanctifier le pain et le vin, dans la première ; pour sanctifier l’assemblée dans la seconde. Ce point est évidemment très important, puisqu’il nous signifie deux choses.

            – D’abord, il nous signifie que l’Eglise assemblée ne peut réaliser, à travers le prêtre qui la préside au nom du Christ, le corps et le sang du Christ que moyennant l’action de l’Esprit Saint. Le corps eucharistique du Christ n’est donc pas un corps physique mais qui demeurerait caché (comme, me semble-t-il, trop de chrétiens semblent se le représenter), mais qu’il est, comme le dit St Paul à propos du Christ ressuscité, un « corps spirituel », un corps réalisé l’Esprit Saint. Cela n’enlève évidemment rien à la réalité de sa présence. La présence du Christ dans l’eucharistie est une présence bien réelle, mais cette réalité est « sacramentelle » et « spirituelle », et non pas physique évidemment.

            – Ensuite, cette double invocation de l’Esprit Saint nous signifie que si le Christ se donne en son corps eucharistique ce n’est pas pour être adoré (même si, bien sûr, son adoration n’est pas exclue), mais pour être mangé. C’est en vue de la communion, communion qui vise elle-même la réalisation de son corps ecclésial que le Christ se donne. J’aurai l’occasion dans ma 4° et dernière homélie-enseignement qui portera justement sur la communion, de développer ce point.

            b- L’acclamation et la prière d’anamnèse

            « Anamnèse » : voici un terme savant pour désigner l’acte de mémoire. Dans le prolongement du récit de la dernière Cène, nous voici au cœur de la PE. Le cœur, car pourquoi l’eucharistie si ce n’est, obéissant au commandement de Jésus lui-même, pour faire mémoire de lui : « vous ferez cela en mémoire de moi », ce qu’il faudrait traduire par « vous ferez cela pour faire mémoire de moi ».

            Faire mémoire : les très nombreuses commémorations qui existent aujourd’hui (celles de la Shoah, celle de la fin des deux guerres mondiales, celle de l’abolition de l’esclavage, etc.) nous indiquent clairement ce qui est en jeu. Et ce qui est en jeu dans tous ces cas, c’est la mémoire d’une souffrance à laquelle il a fallu s’arracher. Si l’on fait mémoire de cette souffrance, c’est en vue, comme le dit si justement l’expression devenue commune à ce sujet, d’un « plus jamais ça ! » La mémoire en question n’est donc pas le simple souvenir nostalgique d’un « bon vieux temps » où l’on était jeune et beau (cela, c’est une mémoire « morte », une mémoire aliénante et démobilisatrice qui reconstruit un passé de rêve). Elle est au contraire remplie du souvenir des souffrances subies et de la lutte qu’il a fallu entreprendre pour s’en arracher… Tous les exilés le comprennent, tels de si nombreux Portugais chez nous en France :  c‘est cette mémoire qui justifie que beaucoup d’entre eux ont dû se saigner aux quatre veines pour que leurs enfants aient un meilleur sort qu’eux-mêmes, leurs parents. Voilà une mémoire « vive », une mémoire qui a de l’avenir, puisqu’elle mobilise les énergies présentes en vue de lendemains meilleurs.

            Eh bien, telle est la mémoire de l’Eglise : mémoire de la mort et de la résurrection de Jésus, en tant que cette mort est le point d’aboutissement de l’immense histoire au long de laquelle Dieu s’est peu à peu révélé comme aimant les hommes à en mourir… Cette mémoire-là a de l’avenir, puisqu’on la tient pour qu’elle constitue ce peuple, qui s’appelle l’Eglise, peuple qui a mission, comme dit Vatican II, d’en être le « sacrement », à savoir le signe porteur ou le signe et l’acteur, au milieu de notre monde et en faveur de notre monde. Mais cette mémoire, il faut la tenir et la tenir bien vivante en dépit de tout ! Voilà pourquoi, la PE est une prière d’acclamation et non d’adoration (laquelle adoration n’est par ailleurs nullement exclue). C’est ce que manifeste si clairement notre acclamation d’anamnèse : « Gloire à toi qui étais mort, gloire à toi qui es vivant… » Une telle acclamation ne se chante pas à genoux, mais bien debout. Fièrement debout, comme un peuple qui acclame son Seigneur jésus d’avoir révélé un Dieu qui aime chacun à en mourir ! Jamais l’Eglise ne m’apparaît si clairement pour ce qu’elle est que dans ce moment où ses membres se lèvent pour acclamer Celui en qui nous est révélé que l’Amour est, en dépit de tout, plus fort que la Mort !

            c-  La louange finale « par Lui, avec Lui… »

            Juste un mot à ce sujet, faute de temps. Je viens de le dire, le cœur de la PE, c’est l’anamnèse dans son rapport avec le récit de dernière Cène. Mais le sommet, c’est cette grande louange finale. A travers le prêtre, l’assemblée présente à Dieu le pain et le vin, en tant que (1) non seulement représentants symboliques de la création et du travail des hommes, (2) mais aussi en tant que devenus corps et sang du Christ. C’est le moment ultra solennel où s’accomplit le programme d’action de grâce qui anime toute la PE. Le prêtre alors élève le corps et le sang du Christ, tandis que sa propre voix (s’il le peut !) s’élève elle aussi vers Dieu dans l’immense glorification adressée au Père par le Christ, avec Lui et en Lui, le tout dans la puissance du St Esprit, glorification qui attend le non moins immense acquiescement de l’assemblée à travers son Amen. Il va de soi que cet Amen requiert d’être déployé, debout, avec le niveau de « décibels » qui convient !

            Voilà, mes chers frères et sœurs, ce que je pouvais vous rappeler en 15 minutes à propos de la PE, espérant évidemment que cela vous permettra de la vivre encore mieux !

Chant : Souviens-toi de Jésus-Christ…

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