Les rites de communion

Voici la quatrième et dernière homélie-enseignement que Louis-Marie Chauvet a proposé en 2022-2023 au cours de la messe de 11h d’Eaubonne sur « Les fondamentaux de la messe » : 1- La constitution de l’assemblée (« nous ») comme acteur de la liturgie ; 2- Le pain de vie sur la table de la Parole de Dieu ; 3- Le pain de vie sur la table de l’eucharistie n° 1 : La Prière eucharistique. Ce qui a été dit se retrouve en plus développé dans le livre qui vient de paraître : « La messe autrement dit » aux éditions Salvator.          

Les rites de communion

     De la première à la seconde « table », le « Pain de vie », offert aux fidèles d’abord comme « Parole de Dieu », est devenu par l’Esprit Saint « Corps du Christ ». Si la mémoire du Christ et la louange trinitaire constituent le cœur et le sommet de la messe, son but est la communion. Il me semble important, à ce sujet, de concentrer ma réflexion sur l’unique figure que forment les trois rites principaux de ce moment : le geste de paix, la fraction du pain et la communion elle-même… Ces trois rites en effet sont en interaction. Ils « composent » chacun avec les deux autres. Et cette composition forme une figure théologique et spirituelle qui manifeste la finalité même de l’eucharistie.

1- Trois gestes majeurs

            a- Le geste de paix nous tourne d’abord « horizontalement » vers les frères et sœurs présents, mais il le fait « verticalement » au nom du Christ, comme le dit la belle formule : « Dans la charité du Christ, donnez-vous la paix ». Je note au passage que ce qu’il s’agit de donner, c’est la paix, et pas simplement de l’amitié. Après tout, je peux donner sincèrement la paix du Christ à une personne près de moi dans l’église sans que j’aie à lui manifester de l’amitié comme telle, ou bien parce que je ne le connais pas, ou bien parce que j’ai eu des relations quelque peu tendues avec elle. Par ailleurs, ce qui est à transmettre les uns aux autres, ce n’est pas seulement un « signe de paix », mais, à travers ce qui est nécessairement un signe, la paix du Christ lui-même. Je ne suis pas sûr que ces deux éléments (la paix et pas seulement l’amitié ; la paix du Christ et pas seulement son signe) soient bien compris.

            De ce fait, ce geste est bien plus important que beaucoup d’autres rites, comme le lavement des mains du prêtre ou même le Credo (lequel est central au contraire pour le baptême, mais qu’il est bien quand même d’avoir inséré dans la messe pour sa mémorisation par tous). C’est pourquoi, il est normal que le geste de paix soit systématiquement pratiqué, même en semaine. Cependant, un jour, une dame m’a dit : « mais mon Père, si on le fait trop souvent, on le banalise ! » Vous devinez ma réponse. Elle a d’ailleurs fusé : « alors, madame, il faudrait à plus forte raison supprimer aussi la communion ». Bien sûr, le léger remue-ménage qui en résulte vient troubler la relation de type vertical avec le Christ. Certains ont tendance à s’en plaindre. Mais justement, ce geste rituel ne veut-il pas rappeler, au cœur même de la messe, qu’il ne peut exister de relation vivante et féconde avec le Christ sans que celle-ci passe par le visage d’autrui ?

            b- Car ce qui est en jeu, c’est précisément le croisement de la relation fraternelle horizontale que signifie prioritairement le geste de paix avec la relation verticale au Christ que signifie prioritairement le geste de communion. Ce que l’on reçoit dans la communion en effet, ce ne sont pas les autres, ce n’est pas l’Eglise, mais bien le Christ : le Christ vivant, ressuscité, toujours marqué des plaies de sa mort ! Mais – et voilà l’essentiel !- comment prétendre communier de manière féconde au Corps eucharistique du Christ sans être en communion avec ses frères et sœurs qui sont les membres de son Corps ecclésial, comme veut justement le signifier le geste de paix ? Saint Paul nous le dit en toute clarté dans sa 1° Lettre aux chrétiens de Corinthe (ch. 11). Son propos est développé en trois temps :

            – 1er temps : comment avez-vous l’audace de prétendre célébrer le « repas du Seigneur » (nom qu’il donne à ce que nous appelons l’eucharistie), alors que, dans les maisons où vous vous réunissez pour cela, certains mangent et boivent à satiété tandis que d’autres (il s’agit des plus pauvres) doivent se serrer la ceinture ? En agissant ainsi non seulement, écrit-il, vous « humiliez ceux qui n’ont rien », mais du même coup « vous méprisez l’Eglise de Dieu »

            – 2° temps : Paul répond à ce problème éthique de conduite égoïste en racontant le repas du Seigneur. « Je vous rappelle ce que j’ai moi-même reçu (sous-entendu : reçu des communautés chrétiennes qui m’ont accueilli après ma conversion) et que je vous ai transmis : la veille de sa passion, le Seigneur Jésus prit du pain, etc. » Il leur rapporte donc le récit de la Cène, et il le fait dans une version dont celle que nous connaissons aujourd’hui est directement l’héritière.

            – D’où, 3° temps, la conclusion : « Celui qui mange et boit sans discerner le corps du Seigneur mange et boit son propre jugement ». « Discerner le corps du Seigneur » : le raisonnement de Paul requiert évidemment qu’il s’agit du double « corps » du Christ, le corps ecclésial, objet de la première partie, et le corps eucharistique, objet de la seconde. D’ailleurs, au chapitre précédent (ch. 10), Paul est on ne peut plus clair : « Le pain que nous rompons, n’est-il pas communion au corps du Christ ? Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain. »

            On pourrait multiplier les témoignages des Pères de l’Eglise qui vont dans le même sens. Tel S. Jean Chrysostome (fin 4° siècle à Antioche et Constantinople) : « Tu veux honorer le Corps du Christ ? Ne le méprise pas lorsqu’il est nu. Ne l’honore pas ici, dans l’église, par des tissus de soie tandis que tu le laisses dehors souffrir du froid et du manque de vêtements. Car celui qui a dit : ‘Ceci est mon corps’, et qui l’a réalisé en le disant, c’est lui qui a dit : ‘Chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous ne l’avez pas fait’. » De même, son contemporain S. Augustin, de langue latine, lui, évêque d’Hippone (non loin de Carthage dans l’actuelle Tunisie) insiste fréquemment sur ce point. Le chant de communion que nous connaissons bien « Devenez ce que vous recevez : devenez le corps du Christ » est une reprise de son : « soyez ce que vous voyez et recevez ce que vous êtes », ce qui signifie : « soyez ecclésialement, donc par la charité fraternelle, ce corps du Christ que vous voyez eucharistiquement, et recevez eucharistiquement, par la communion, ce corps du Christ que vous êtes ecclésialement ». Je citerai d’autres formules d’Augustin dans un instant.  

            Ainsi, c’est bien le caractère indissoluble de la relation fraternelle horizontale avec la relation verticale au Christ que l’eucharistie veut à la fois manifester et créer. Je me répète : dans la communion, c’est bien le Christ que nous recevons, et non l’Eglise. Mais cette réception ne peut être féconde que si, comme le rappelle le geste de paix qui précède la communion, nous sommes en communion avec nos frères sœurs en Christ. La relation la plus personnelle avec le Christ ne peut pas être individualiste.

            c- Entre les deux gestes mentionnés prend place celui de la fraction du pain que fait le prêtre. On peut dire de ce geste qu’il met sur le même plan les deux dimensions, horizontale et verticale, que hiérarchisent différemment les deux autres. Car ce qui est ainsi partagé, c’est bien le corps du Christ, mais ce corps du Christ n’est là précisément que pour être rompu comme un pain en faveur de l’unité de tous… Cela explique le nom de « fraction du pain » donné dans les Actes des Apôtres (« ils étaient assidus à la fraction du pain » : Ac 2,42) à tout l’ensemble de ce que Paul a appelé « le repas du Seigneur », et nous « l’eucharistie ».

            Ces trois gestes, ai-je annoncé, composent ensemble pour former une seule figure, laquelle est celle de la finalité même de l’eucharistie : le Christ s’y donne pour que chacun, en communion plus profonde avec lui, vive en communion plus profonde avec les autres… D’ailleurs, ce sont nos prières eucharistiques elles-mêmes qui le disent : « Humblement, nous te demandons qu’en ayant part au corps et au sang du Christ, nous soyons rassemblés par l’Esprit-Saint en un seul corps ». On communie donc au corps du Christ dans l’eucharistie pour devenir son corps ecclésial : telle est l’œuvre de l’Esprit Saint invoqué sur le pain et le vin d’abord, sur l’assemblée ensuite. Rien de plus traditionnel : la « grâce finale » de l’eucharistie, a redit de son côté St Thomas d’Aquin, c’est la charité fraternelle ; son contemporain St Bonaventure, pourtant d’une sensibilité théologique différente, n’est pas en reste à cet égard : par la communion, écrit-il, le fidèle « ne transforme pas le Christ en lui, c’est lui-même plutôt qui est comme projeté dans son Corps Mystique (l’Eglise) » [1]. Cela a évidemment des conséquences importantes quant à la vie éthique des chrétiens. Car il ne s’agit pas seulement ici de pieux sentiments, mais bien de conduite concrète envers autrui : l’autrui du « corps ecclésial » actuel du Christ, mais aussi l’autrui de son corps virtuel dans toute l’humanité. Et cela désigne non seulement la tâche de la charité et du pardon, mais, en amont en quelque sorte, celle de la justice. Il est si facile de se gargariser d’« amour » en oublia  nt son « b-a ba » qu’est la justice ! « Allez en paix. Glorifiez Dieu par votre vie », peut dire le prêtre comme parole d’envoi.

2- Le geste de communion

            Faute de temps, je m’arrête seulement sur le geste de communion. C’est évidemment un moment important, puisque, j’ai cru bon de le rappeler, le Christ a institué l’eucharistie non en vue de l’adoration (laquelle n’est pourtant pas exclue !) mais en vue de la communion. Du même coup, chacun le sait, chacun le sent, le geste par lequel on reçoit le corps du Christ, requiert d’être beau, d’être noble, d’être respectueux.

            A ce sujet, qu’il soit bien clair que chacune et chacun est libre de pratiquer le geste qu’il ou elle souhaite. Ce que je vais dire n’a aucunement l’intention de culpabiliser, encore moins de contraindre qui que ce que soit. La vérité demande pourtant d’écarter deux arguments assez souvent mis en avant en faveur de la communion sur la langue. Elle serait plus traditionnelle, et elle serait plus respectueuse que la communion dans la main. Ces deux arguments sont faux.

            * La communion sur la langue n’a commencé qu’à partir du second millénaire. Un peu d’histoire à ce sujet. Le geste qu’il faut appeler vraiment « traditionnel » est celui de la communion dans la main. C’est ainsi que l’on a toujours communié durant le premier millénaire, même si, à l’époque carolingienne (IX° siècle) friande de retours à des règles de sacralisation et de pureté venus de l’Ancien Testament, on a commencé à demander aux femmes – impureté menstruelle oblige ! –  de se couvrir la main d’un voile pour y recevoir le Corps du Christ. Quoi qu’il en soit, la règle concernant le geste de communion est clairement exprimée et motivée dans la célèbre exhortation de Cyrille de Jérusalem vers la fin du IV° siècle : « Quand tu t’approches, … fais de ta main gauche un trône pour ta main droite, puisque celle-ci va recevoir le Roi, et dans le creux de ta main reçois le corps du Christ en disant ‘Amen’. Avec soin alors, sanctifie tes yeux par le contact du saint corps, puis prends-le et veille à n’en rien perdre. Car ce que tu perdrais, c’est comme si tu perdais l’un de tes membres » (Cat Myst. 5, 21).

            Outre le geste lui-même, la réponse « Amen » est souvent commentée par les Pères. Parmi de nombreux autres, voici celui de S. Ambroise évêque de Milan à la fin de ce même IV° siècle : « Quand tu te présentes, le prêtre te dit ‘Le corps du Christ’. Et tu réponds : ‘Amen’, c’est-à-dire ; ‘C’est vrai’. Ce que ta langue confesse, que ta conviction le garde » (De Sacr. 4, 25). Et ce sermon de S. Augustin aux personnes qu’il a tout récemment baptisées ; « Si donc vous êtes le corps du Christ et ses membres [1 Co 12,27], c’est votre propre mystère (= « sacrement ») qui repose sur la table du Seigneur, c’est votre propre mystère que vous recevez. A ce que vous êtes, vous répondez : «Amen», et cette réponse marque votre adhésion. Tu entends « Le corps du Christ » et tu réponds «Amen». Sois un membre du corps du Christ pour que ton ‘Amen’ soit vrai » (Sermon 272).

            La communion dans la bouche (sur la langue) ne s’est introduite que bien plus tard. Elle s’imposera peu à peu pour au moins deux raisons. D’abord le développement, à partir de l’époque carolingienne et plus encore à partir du 11¨siècle, de l’emploi du pain azyme (nos actuelles hosties), alors que le pain eucharistique était auparavant du pain « ordinaire », lequel ne pouvait être déposé que dans la main. A cette raison tout à fait pratique s’est ajoutée la naissance du culte de l’adoration eucharistique. Certes, des marques de respect manifestant la foi vive en la présence du Christ dans le pain donné comme « corps du Christ » ont toujours existé, comme le montre par exemple la citation ci-dessus de Cyrille de Jérusalem (lequel, notons-le, ne sépare pourtant pas le corps eucharistique du corps ecclésial : perdre par négligence une partie du premier, c’est « comme si tu perdais l’un de tes membres ») ; mais il n’existait pas de culte d’adoration de l’eucharistie comme tel en dehors de la messe. Celui-ci n’a commencé que vers le XII° siècle et ne s’est développé que dans notre Eglise latine.

            * Par ailleurs, et j’en viens ici à la question du respect, les objections concernant la soi-disant « impureté » des mains ne peuvent faire illusion. Car, et cela est bien connu depuis le fabuliste Ésope, si la langue peut être la meilleure des choses, elle peut être aussi la pire. Je cite Esopre, 500 ans avant le Christ : « (La langue) est la mère de tous les débats, la nourrice de tous les procès, la source des divisions et des guerres ; si elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur et, qui pis est, de la calomnie ». Bref, les dégâts humains et spirituels qu’elle peut causer à travers les paroles malveillantes sont bien pires que ceux qu’engendre la main.

            J’observe enfin que l’interdiction de la communion dans la bouche lors de la pandémie de Covid 19 nous a rappelé le côté plus hygiénique de la communion dans la main, auquel on peut ajouter le caractère plus « esthétique » de celle-ci, et surtout sans doute, sa dimension symbolique plus riche : ouvrir la main et la tendre humblement, comme un mendiant, cette main nue, donc vide de toute prétention, pour y recevoir le pur don de Dieu, le « corps du Christ », quoi de plus significatif de ce pour quoi le Seigneur Jésus a voulu se donner comme « Pain de vie » ?

            Encore une fois, nul n’est obligé de communier dans la main. La diversité des sensibilités est toujours à respecter. Mais que l’on n’argumente pas du moins en faveur de la communion sur la langue à partir de la « tradition » ou de la « pureté » !

            Il y aurait tellement d’autres choses à dire, bien sûr, sur les rites de la communion. Vous trouverez d’ailleurs des développements plus conséquents à ce sujet dans un petit livre d’une centaine de pages qui paraît en mai 2023 aux éditions Salvator, livre que j’ai intitulé « La messe autrement dit… ». Quoi qu’il en soit, l’important pour moi est de raviver en vous l’importance de la communion eucharistique. Je souhaite que cette importance soit manifestée par vous non seulement à travers la noblesse du geste par lequel vous recevez le corps du Christ, mais aussi par votre manière d’habiter chacun des pas que vous faites lors de la procession qui y conduit. Ce n’est pas une simple file d’attente, comme au guichet de la Poste, c’est une lente marche vers ce Dieu qui vous aime à en perdre la vie !


[1] Breviloquium, Partie 6, ch. 9, 6

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