Jésus, Parole d’éveil

Que Jésus soit Parole (ou Verbe), c’est quelque chose qui se trouve dès le début de l’évangile de Jean. Cela est mis en gestes à la messe, en particulier à la fin de la lecture de l’évangile, quand le prêtre (ou le diacre) chante en élevant le Livre : “Acclamons la Parole de Dieu”, et l’assemblée répond : « Louange à toi Seigneur Jésus ». Que ce soit une Parole “d’éveil”, c’est ce que Christiane Marmèche aborde ici en se référant aux évangiles.

Jésus, Parole d’éveil

Par Christiane Marmèche

● Résurrection et éveil.

Le Nouveau Testament est écrit à partir de l’expérience que les auteurs ont faites de la résurrection, comme je l’ai montré dans l’article sur le rapport des deux Testaments[1]. Le texte du NT n’est pas un discours qui donne une information sur la résurrection, mais c’est une parole qui, si elle est entendue selon son désir à elle, fait faire l’expérience de la résurrection.

Or le verbe “ressusciter” traduit en français deux mots grecs :

  • L’un des deux est égeirô qui a pour sens dans la littérature classique : réveiller, éveiller, élever, dresser, susciter. Il n’est pas toujours traduit par “ressusciter” dans les évangiles, par exemple c’est celui qu’on a dans “Lève-toi, prends ton grabat et marche” (Jn 5,8).
  • L’autre verbe est anistèmi qui a pour sens transitifs : faire lever, susciter ; et pour sens intransitifs : se lever, s’élever, se dresser. C’est celui qu’on trouve dans la parabole dite du Fils prodigue : celui-ci est dans la misère rentre en lui-même, se souvient de son père et se dit : « Je me lèverai, j’irai vers mon père... » (Luc 15, 18) et on pourrait traduire : « Je ressusciterai, j’irai vers mon père... ».

Dans une lettre Paul utilise successivement ces deux verbes dans un fragment d’hymne : « Éveille-toi, toi qui dors. Lève-toi d’entre les morts, et sur toi luira le Christ » (Éphésiens 5, 14), et on pourrait traduire : « Ressuscite, toi qui dors. Ressuscite d’entre les morts, et sur toi luira le Christ ».

On peut donc dire que le langage de l’éveil (et même celui de l’illumination) fait partie du langage de la résurrection.

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● Clin d’œil vers le zen

Il est souvent bon de faire un détour pour approcher avec un œil neuf ce qu’on pense bien connaître. Ici, le détour peut se faire par le zen. En effet le mot “éveil” fait signe vers le bouddhisme puisque le mot Bouddha lui-même signifie l’Éveillé. Par ailleurs toute la pédagogie des maîtres zen est une pédagogie d’éveil, avec des injonctions étonnantes comme celle-ci : « Si en chemin tu rencontres le Bouddha, tue-le ! ». Il y a aussi avec de courtes histoires dont beaucoup mettent en scène un (ou des) disciples en dialogue avec le maître. Toutes choses qui ne sont pas sans avoir des échos dans ce qui se trouve dans les évangiles.

Voici une histoire zen qu’un ami dominicain[2] a raconté lors d’une conférence de carême à propos de la paix :

« La paix, qui la dira ? N’est-elle pas cette illumination dont nous parle le maître du Zen ?
Les élèves cherchaient l’illumination, mais ils ne savaient pas ce que c’était, ni comment ils pourraient l’obtenir.
Le maître dit : “On ne peut l’atteindre ; vous ne pouvez pas l’obtenir.”
Comme il voyait combien les disciples étaient abattus, il dit : “Ne soyez pas troublés. Vous ne pouvez pas non plus la perdre.”
Et depuis ce jour, les disciples sont à la recherche de quelque chose qu’on ne peut ni perdre ni gagner. »

*

● Jésus, Parole d’éveil

Regardons maintenant comment Jésus s’y prend. Pour cela jetons un coup d’œil sur deux types d’intervention dont on peut dire qu’ils relèvent d’une pédagogie de l’éveil.

1/ Les quatre évangiles contiennent de nombreuses paraboles racontées par Jésus. Elles occupent presque le tiers des trois évangiles synoptiques (Matthieu, Marc et Luc). Elles mettent en scène la semaille et la moisson, la taille de la vigne, les tractations commerciales, les relations familiales, les noces et les banquets et bien d’autres choses encore. Dieu y apparaît rarement. Ces paraboles font partie d’un genre littéraire qu’on nomme le mashal, un mot hébreu qui indique ce que nous appelons aujourd’hui parabole, mais aussi l’énigme, éventuellement un jeu de mots.

On dit souvent que les paraboles sont des histoires où Jésus se met à portée des gens simples. Or on voit très souvent les disciples ne rien y comprendre. Et quand, suite à leur demande d’explication, Jésus leur parle en privé (par exemple en Matthieu 13,36sq), c’est parfois presque plus énigmatique !

De plus, les paraboles sont subversives[3] : quelle société acceptera de laisser l’ivraie croître avec le bon grain jusqu’à la récolte, tolérera que l’ouvrier de la onzième heure reçoive autant que celui de la première heure ? laquelle approuvera de laisser 99 brebis livrées à elles-mêmes pour aller chercher la centième qui est perdue ; laquelle préférera le fils enfui qui a claqué l’héritage au fils qui est resté sagement à la maison… ? Et parfois Jésus enfonce le clou : « C’est ainsi que les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. » (Mt 20, 17). Ces histoires créent un espace qui vise à permettre aux auditeurs de Jésus à se reconnaître dans ces histoires et à s’éveiller, un peu comme dans l’histoire que le prophète Nathan raconte au roi David au début du 12e chapitre du 2e livre de Samuel, et où à la fin il dit : « C’est toi cet homme. »

Avec les paraboles on a donc affaire à des paroles d’éveil.

2/ Les évangiles racontent aussi des rencontres de Jésus des gens comme Nicodème, la Samaritaine, le jeune homme riche… où Jésus met en œuvre une pédagogie d’éveil. En voici un exemple.

Il s’agit de la rencontre dite du jeune homme riche telle que racontée en Marc 10, 17-27.

Comme Jésus se mettait en chemin, un homme accourut, et se jetant à genoux devant lui, il l’interrogea: “Bon maître, lui demanda-t-il, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle?” Jésus lui dit: “Pourquoi m’appelles-tu bon? Il n’y a de bon que Dieu seul. Tu connais les commandements: ‘Tu ne commettras point d’adultère; tu ne tueras point; tu ne déroberas point; tu ne diras point de faux témoignage; tu ne feras tort à personne; tu honoreras ton père et ta mère’.” Il lui répondit: “Maître, j’ai gardé toutes ces choses dès ma jeunesse.”  Jésus, ayant fixé son regard sur lui, l’aima, et lui dit: “Il te manque une chose; va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens, et suis-moi.” Mais, affligé de cette parole, cet homme s’en alla tout triste car il avait de grands biens.

Jésus, regardant autour de lui, dit à ses disciples: “Qu’il sera difficile à ceux qui ont des richesses d’entrer dans le royaume de Dieu!” Les disciples furent effrayés de ses paroles. Jésus, prenant la parole de nouveau leur dit: “Enfants, combien il est difficile d’entrer dans le royaume de Dieu!” Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. Les disciples furent extrêmement frappés de stupeur, et ils se dirent les uns aux autres; “Et qui peut être sauvé?” Ayant fixé son regard sur eux, Jésus dit: “Cela est impossible aux hommes, mais non à Dieu: car tout est possible à Dieu.”

Jésus ne donne d’abord au jeune homme que les exigences habituelles. Au moment de passer au cran supérieur, le texte de Marc signale que « Jésus, l’ayant regardé, l’aima », un regard empli de compassion. Sur le moment le jeune homme est tout triste et n’accède pas à la proposition de Jésus, mais peut-être ce regard d’amour l’accompagnera jusqu’à un jour où il entrera dans ce que Jésus lui propose. Ensuite Jésus s’adresse aux disciples, c’est une deuxième rencontre.

Cette fois Jésus s’adresse à des gens dont on sait qu’ils ont tout quitté, et ce qui est étrange c’est que le v. 23 ne devrait pas leur paraître difficile puisqu’ils ont tout quitté. Pourtant le texte emploie un mot (éthambounto) qui signifie qu’ils sont surpris, effrayés (v. 24). Mais Jésus en rajoute une couche en les appelant “enfants”, et il faut bien voir que la comparaison du chameau et du trou de l’aiguille n’est pas posée au jeune homme mais aux disciples qui en sont au stade d’avoir tout quitté pour suivre Jésus. Et le texte emploie une autre expression (périssōs exeplēssonto) pour dire ce qui leur arrive : ils sont “extrêmement frappés de stupeur” (ça n’apparaît pas dans les traductions courantes). Cette pédagogie de l’éveil mise en œuvre par jésus peut paraître excessive. En fait, si on regarde la suite de l’évangile, on voit que lorsque Jésus prophétise sa passion, les disciples sont incapables de comprendre ce qu’il dit mais parlent de leur propre gloire ! Cela explique la dernière phrase : “Cela est impossible aux hommes, mais non à Dieu: car tout est possible à Dieu.”

Dans son livre Le Zen et la Bible (p. 86) le jésuite japonais J. K. Kadowaki dit : « La raison pour laquelle Jésus parle en les fixant au visage était de tuer leurs attachements cachés et de les rendre vivants de la vie divine… En d’autres termes, Jésus ne donne pas un enseignement doctrinal, il force les disciples à faire une conversion d’existence. Son plus ardent désir était qu’ils meurent à eux-mêmes et vivent en Dieu. Par ces paroles il veut tuer les disciples et les ramener à la vie. »

Il faut faire attention à qui s’adresse Jésus quand il parle : à quelqu’un qui est simplement à son écoute, il redit les commandements, sans plus. Ensuite si la personne veut aller plus loin, il lui propose de tout quitter, ce n’est donc pas le lot de tout le monde. Ensuite, à ceux qui ont tout quitté, il propose l’image du chameau et du trou de l’aiguille, en expliquant bien que sans l’action de Dieu ce ne sera pas possible.

3/ Nous avons vu les paraboles, les rencontres individuelles si l’on peut dire, il y a aussi des discours adressés aux foules dont les exigences sont parfois inaccessibles au commun des mortels !  

Voici à ce propos, pour terminer ce rapide regard sur “Jésus, parole d’éveil”, un extrait de la légende de saint Antoine.

Un jour, les frères demandèrent à Antoine le secret du salut. Le saint leur répondit : « N’avez-vous pas entendu que Jésus a dit : « Si l’on te frappe sur une joue, tends l’autre joue ? » (Mt 5.39). Et eux : « Oui, mais cela est au-dessus de nos forces ! » Et Antoine : « Alors souffrez du moins avec patience d’être frappés sur une joue ! » Et eux : « Cela encore est au-dessus de nos forces ! » Et saint Antoine : « Alors contentez-vous, du moins, de ne pas frapper plus qu’on ne vous aura frappés ! » Et eux : « Cela même est encore au-dessus de nos forces ! » Sur quoi Antoine, se tournant vers son disciple, lui dit : « Va préparer une liqueur fortifiante pour ces frères, car en vérité ils sont bien débiles ; et quant à vous, la prière est la seule chose que je puisse vous recommander ! »[4]

Donc même des gens qui vont au désert pour écouter la parole de saint Antoine, ne se sentent pas capables de vivre la parole de Jésus ! On peut en tout cas retenir le remède approprié : une liqueur fortifiante !


[1] Voir Quel rapport entre Ancien et Nouveau Testaments ?.

[2] Cette petite histoire a été racontée par le dominicain Bernard Durel du couvent de Strasbourg, il a fait partie des échanges inter-monastiques avec les moines zen japonais organisés par le Vatican. Cette histoire terminait une conférence de carême qu’il a donnée dans le cadre d’un cycle de quatre conférences organisées en 1992 au couvent des dominicains de Lille sur le thème “Guerre et paix”. Voir le texte sur Guerre et paix intérieure, conférence de Bernard Durel. La paix est un des noms de Dieu et une mission confiée à chacun.

[3] Allusion ici à différentes paraboles : “le bon grain et l’ivraie” en Matthieu 13, ; “les ouvriers de la onzième heure” en Matthieu 20,1-17 ; “la brebis perdue” et “le fils prodigue” en Luc 15.

[4] Extrait de https://fr.wikisource.org/wiki/La_L%C3%A9gende_dor%C3%A9e/Saint_Antoine.

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